
À chaque affaire politico-judiciaire, il est d’usage pour les responsables politiques d’invoquer les mânes de Montesquieu. Mais celui-ci doit se retourner dans sa tombe tant sa pensée a été retournée par ces derniers.
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« Je crois en l’indépendance de la justice »… cette phrase est aux affaires politico-judiciaires ce que le triple lutz est au patinage artistique : une figure imposée.
Seule change la manière de l’employer, selon que le responsable politique mis en cause est satisfait du déroulement de la procédure, ou non.
- Lorsqu’elle lui est favorable, il est d’usage pour le responsable politique concerné de dire qu’il a « confiance en la justice de [s]on pays », autre double axel des commentaires politiques sur les enquêtes judiciaires ;
- Lorsqu’elle lui est défavorable, le même responsable politique n’invoquera l’indépendance de la justice que pour en déplorer l’absence ou le manque, fustigeant une « justice aux ordres » (du pouvoir), comme l’en a accusée François Fillon qui oublie qu’il a été chef du gouvernement, et donc du parquet, pendant cinq ans. Même quand il dirige la majorité, le responsable politique verra dans toute velléité de contrôle judiciaire une évidente volonté de nuire, comme s’en est plaint François Hollande aux deux journalistes qui ont consigné ce qui aura été son Mémorial de Sainte-Hélène.
Comme le responsable politique se souvient d’avoir fait quelques études, il cite souvent avec gourmandise L’Esprit des lois de Montesquieu, qui pose le principe de la séparation des pouvoirs.
Selon l’auteur des Lettres persanes, nous dit le responsable politique, la distinction entre les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire justifierait que le pouvoir judiciaire ne se mêle pas des affaires des deux autres, puisque ce serait un premier pas vers un « coup d’État des juges », pour reprendre le slogan d’Éric Zemmour.
Mais que dit réellement Montesquieu ? Voyons voir :
« C’est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser […] Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. »
Ainsi, davantage qu’une simple séparation des pouvoirs, Montesquieu prône en réalité le contrôle réciproque des pouvoirs, chacun empêchant les deux autres d’abuser de leurs prérogatives. Selon la formule du penseur des Lumières, le pouvoir arrête le pouvoir.
Les institutions de la Ve République sont d’ailleurs prévues à cet effet : par exemple, les pouvoirs exécutif et législatif s’équilibrent avec la possible dissolution de l’Assemblée nationale par le premier (dirigé par le président de la République) et la possibilité de renverser le gouvernement pour le second (motion de censure) ;
Les responsables politiques voudraient ainsi que l’« indépendance de la justice » signifie l’impossibilité pour celle-ci de contrôler les pouvoirs exécutif et législatif. C’est un renversement complet de la doctrine de Montesquieu auquel s’affairent ces jours-ci les avocats de François Fillon pour entraver la procédure judiciaire dans l’affaire des emplois présumés fictifs de l’épouse et des enfants de ce dernier.
Comment ne pas voir dans cette « guerre juridique » déclarée une volonté des hommes politiques de se placer au-dessus des lois qu’ils ont la charge de voter (François Fillon est député) et faire appliquer (il a été Premier ministre) ? Comment ne pas y voir une tentative de faire apparaître deux catégories de citoyens, seule la seconde, celle des citoyens « normaux », subissant toutes les rigueurs de la loi ?