Ci-dessous, notre interview de Nicolas Tavernier, auteur d’Un Village sous influence ou L’École de la délinquance de nos élus (Max Milo), dont nous avons rendu compte récemment.
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Observatoire de la Corruption : Nicolas Tavernier, depuis les affaires Cahuzac et Thévenoud en 2013 et 2014, et cette année l’affaire Fillon, on constate une forte prise de conscience du problème de la corruption dans l’opinion publique. Mais ces quelques responsables épinglés ne servent-ils pas de boucs émissaires, non seulement à la classe politique qui se rachète une moralité à peu de frais, mais également aux citoyens eux-mêmes qui élisent et réélisent des dirigeants corrompus (Patrick Balkany à Levallois-Perret), et sont pour nombre d’entre eux demandeurs de passe-droits quand ils en ont l’occasion ?
Nicolas Tavernier : C’est certain, les Français n’en peuvent plus de la « politique à la papa » !. Et, c’est vrai aussi, les quelques responsables politiques épinglés ont une double utilité.
Premièrement, ils servent trop souvent de cache-sexe à la moralisation de la vie publique. Une affaire Cahuzac : et hop, une mesure obligeant les ministres à une déclaration de patrimoine ; une affaire Thévenoud : et hop, une mesure obligeant les ministres à une déclaration fiscale ; une affaire Fillon : et hop, une mesure interdisant aux députés les emplois familiaux !
Dans 10 ans, on y sera encore ! D’autant plus, qu’en France, beaucoup d’électeurs d’hommes politiques mis en cause se sentent attaqués personnellement et sont prêts à défendre l’indéfendable ! On l’a vu dans l’affaire Fillon. Cela pose évidemment la question de la « complicité » du citoyen face à l’état de notre société.
Et c’est ce que je dis dans mon livre, avant de critiquer tel ou tel ministre non vertueux, posons nous la question de notre comportement individuel.
Avec ces mesurettes, la classe politique se rachète, comme vous dites, « une moralité à peu de frais ».
Si la volonté politique de moraliser la vie publique était réelle, cela pourrait se faire en un an !
Un seul exemple : les préfets et sous-préfets ont également pour mission, à travers le contrôle de légalité, de rappeler à l’ordre les élus contrevenants. La réalité du terrain est tout autre, car leur carrière et promotion (ou sanction) dépend généralement du baron local. Comment alors, et je me mets à leur place, sanctionner celui qui a sur vous le pouvoir de vie ou de mort ?
Il suffirait de prendre deux mesures très simples : 1) muter les préfets et sous-préfets de façon totalement aléatoire, à l’aide d’un logiciel dédié. Ainsi, plus de récompense à l’asservissement, et plus de sanction à la droiture ; 2) si un préfet ou sous-préfet est alerté par un administré (par courrier recommandé) d’un manquement d’un élu, et que ce fonctionnaire de l’Etat n’applique pas avec rigueur et diligence le contrôle de légalité, ce fonctionnaire est rétrogradé d’office. Je peux vous dire qu’avec ces deux seules mesures très simples, les mœurs politiques de la France seraient transformées. Et il y a plein d’autres mesures de cet ordre que l’on pourrait prendre très rapidement.
Mais en France, depuis des années, tout se passe comme si nos dirigeants réglaient le programme de la machine à laver la République sur « délicat », de peur de froisser nos élus… Il faut nettoyer notre République sur le programme « 90°C », en s’inspirant de ce qui se fait dans les pays d’Europe du Nord, ni plus ni moins. La République ne rétrécira pas, bien au contraire !
Deuxièmement, l’utilité des « fusibles médiatisés » est de donner bonne conscience à nos dirigeants qui peuvent ainsi se gargariser et dire : « vous voyez, nous sommes bien en démocratie, nos hommes politiques non vertueux sont sanctionnés ».
Ce nouveau gouvernement laisse entendre qu’il souhaiterait moraliser la vie publique. Et bien, que tous les citoyens le prennent au mot !
O.C. : Les affaires de corruption médiatisées concernent surtout l’échelon national. Mais dans votre livre, où vous vous concentrez sur la région de Chantilly et Senlis, dans l’Oise, vous démontrez que les mauvaises pratiques nationales existent aussi au niveau local. Diriez-vous que la démocratie française pourrit « par les racines », et non « par la tête » comme on le dit souvent ?
N.T. : C’est la raison absolument première de l’écriture de ce livre. Étant témoin de l’impéritie de beaucoup d’élus locaux, j’ai voulu témoigner de ce point de vue peu répandu.
À l’époque, et pendant 10 ans, le maire que j’avais trouvé pour porter notre liste apolitique était exactement sur la même longueur d’onde que moi. (Il était d’ailleurs question au début du projet du livre que je l’écrive en son nom. La peur l’a fait changer de camp.)
On entend trop souvent que le premier échelon de la démocratie (communal) est le plus apprécié, et c’est vrai. Mais pour diverses raisons, pas toujours bonnes…
Tout d’abord, comme je le dis dans le livre, c’est auprès de son maire ou de son député que l’on va demander des « petits services » à cet élu de terrain. Ça le rend souvent appréciable, mais ça incite évidemment l’élu local au clientélisme (son objectif premier étant bien souvent sa réélection).
Ensuite, l’administré lambda (dont j’ai été longtemps) n’est pas du tout au courant des immenses marges de progression que permettrait une démocratie locale assainie, dans les secteurs économiques, sociaux, et environnementaux. Et cela, j’espère l’avoir démontré irréfutablement à travers les dossiers étayés que l’on peut lire dans le livre (bio-corridor, pollution, clinique privée, pépinière d’entreprises, extension de territoire…).
Par ailleurs, les grands médias sont principalement situés à Paris, et, par définition, le journaliste parisien est… parisien. Pas toujours facile pour lui de traverser le périphérique. En disant cela, je sais bien que je ne me ferai pas que des amis, mais il faut savoir que je me compte dans cet ensemble, en tant que photographe de presse… parisien !
Aussi, les « localiers », les journalistes de la PQR sont dans une situation délicate… Ils ont absolument besoin de garder le contact avec le baron local afin de pouvoir nourrir leurs chroniques (et c’est bien normal).
Ainsi, pas facile de lever les gros lièvres… Vous ajoutez à cela l’archaïque et scandaleuse réserve parlementaire (ou ministérielle) qui permet aux barons locaux de « très bien gérer leurs villes », et on comprend mieux pourquoi la démocratie locale est l’échelon préféré des Français.
Pour saisir la nocivité vertigineuse du dysfonctionnement de nos démocraties locales qui impacte irrémédiablement notre démocratie nationale, je vais reprendre l’affaire Fillon, elle est emblématique…
Comment peut-on imaginer un seul instant que ce candidat à l’élection présidentielle se soit maintenu jusqu’au bout, sauf à comprendre qu’il portait en lui une dose énorme d’arrogance et de sentiment d’impunité ? Et ces deux travers-là, on les développe dans un fief (en l’occurrence la Sarthe), lentement mais sûrement, à force de voir des années durant, des préfets et sous-préfets laisser passer maintes et maintes petites crapuleries, sans aucun rappel à l’ordre !
De la même façon, si Fillon n’a pas été « débranché » par ses proches du parti LR, c’est que ceux-là (Juppé, Copé, Baroin, Woerth, Pécresse…) sont aussi de grands barons déconnectés de la vie réelle. Et bien sûr, j’aurais pu vous faire cette même analyse avec les barons du Parti socialiste, dans d’autres affaires (Bartolone, Valls, Moscovici, Sapin, Royal…).
Donc oui : la démocratie française pourrit bien « par les racines », et non « par la tête » comme on le dit abusivement. Et je souhaite de tout cœur que ce message-là soit entendu, car comme je le montre plus haut, une fois le diagnostic accepté, les remèdes sont tout trouvés !
O.C. : En 1978, dans un discours à Harvard devenu célèbre, l’écrivain russe passé à l’Ouest Soljénitsyne déclarait que le problème principal du monde occidental était le « déclin du courage ». Diriez-vous que cela s’applique en particulier au problème de la corruption ?
N.T. : Tout à fait, le « déclin du courage » s’applique notamment au problème de la corruption.
Quand on voit un premier adjoint au maire (dirigeant de société d’aviation d’affaires) voter pour une délibération d’extension de piscine pour un coût prévisionnel de 3,2 millions d’euros, puis partir instantanément dans une diatribe assassine contre cette même délibération, on se dit qu’il y a un truc qui manque ! Cette personne, et c’est relaté en détail dans le livre, disait à Woerth qui tentait de lui clouer le bec avec mépris lors d’une passe d’armes d’anthologie : « Je ne voudrais pas être caricaturé dans ce que j’ai dit ». Quelques semaines plus tard, cet élu « contestataire » tutoyait le « Président », qui sans doute était allé lui faire une petite visite amicale pour l’endormir…
De la même manière, Woerth a fini par avoir raison du courage invraisemblable dont avait fait preuve « mon » maire, durant une dizaine d’années… La peur l’a donc rattrapé ! Peur de « s’attaquer à l’État », au « Système » (et là, c’est moi qui mets les guillemets, car je n’aime pas trop cette terminologie, tant le système, c’est nous qui le composons !).
Ainsi la peur, et son alter ego qu’elle génère : la courtisanerie (avec son lot de récompenses : vice-présidence, légion d’honneur, etc.) sont les tristes leviers que savent admirablement actionner nos « grands » élus locaux pour asseoir et faire prospérer leur emprise locale avec l’argent des autres.