Éric Darques est l’auteur d’Au Nord il y avait les corrom… pus, un témoignage chronologique sur les principales affaires qu’il a contribué à révéler et à faire juger dans la région lilloise. À la suite de notre recension du livre, il nous a accordé l’entretien retranscrit ci-dessous.

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Observatoire de la Corruption : Éric Darques, pourquoi, et comment, devient-on un lanceur d’alerte ?

Éric Darques

Éric Darques

Éric Darques : En ce qui me concerne, c’est la combinaison de deux choses qui a fait de moi un lanceur d’alerte : le hasard et le besoin de justice. Le hasard, car c’est lui qui m’a un jour mis en présence du dossier d’emploi fictif de Lyne Cohen-Solal à la Communauté urbaine de Lille. Le besoin de justice ensuite, car pour moi, il n’est pas admissible que certains se croient au-dessus des lois, et que leurs vols se fassent aux dépens des citoyens et contribuables. Au fil du temps, et des dossiers, je me suis rendu compte que beaucoup d’élus locaux se comportaient en monarques, à qui tout était dû. Ce n’est pas ma conception de la République ! Il y a un peu plus de 500.000 élus en France, dont l’écrasante majorité est honnête. C’est vrai, sauf que 90% de ces élus le sont dans des communes de moins de 3000 habitants et qu’il est quasi impossible d’y détourner des fonds, tant les budgets sont déjà fléchés et contraints. De plus, ceux-là ne sont pas là pour faire carrière. Dans les autres collectivités, c’est exactement l’inverse, ce sont des carriéristes, qui ont à leur disposition des budgets importants, s’ils veulent progresser, il faut qu’ils rendent service, d’une manière ou d’une autre, au parti qui les soutient… cela crée des obligations. C’est d’ailleurs dans ces grandes collectivités que l’on rencontre le plus le « syndrome de Panurge », où les élus de base suivent aveuglément le chef. Sauf que ce chef peut être un parfait abruti doublé d’un corrompu. Ces élus-là ont bien souvent perdu le bon sens, au profit du cynisme clanique qui favorisera leur carrière.

O.C. : Avez-vous dû subir des conséquences négatives sur votre vie personnelle, professionnelle, de vos engagements politiques et associatifs ?

É.D. : Oh, que oui ! En ce qui concerne ma vie professionnelle, elle a eu à subir les contrecoups de la médiatisation des dossiers que j’ai portés et que je porte aujourd’hui. Dans ce pays, un lanceur d’alerte est plus vu comme un « emmerdeur » que comme une personne honnête et déterminée à faire aboutir une juste cause. Quant aux engagements politiques, il est clair que des gens comme moi dérangent, alors on les écarte d’une manière ou d’une autre, tout en faisant semblant de les considérer. Il n’est pas rare qu’un politicard vienne me voir, quelques mois avant une élection, pour dénoncer les agissements d’un adversaire ou même d’un ami politique qui se trouve sur le chemin. Je vous donne un exemple : j’ai fait acte de candidature, sur la liste de Xavier Bertrand, aux dernières élections régionales, aidé en cela par le seul ami que j’aie dans le milieu politique : Thierry Lazaro, député-maire de Phalempin. Bien évidemment, ma candidature a été écartée. Il y a eu, je le sais, une levée de boucliers contre cette éventualité. Tout cela démontre que les politicards préfèrent avoir à leur botte des élus à l’échine plus souple. Ils craignent des gens comme moi, car ils savent, dès l’origine, qu’ils ne leur feront pas avaler n’importe quelle couleuvre. Oui à la discipline de groupe, mais non à l’inféodation, surtout lorsque l’intérêt général est en jeu.

O.C. : Quels obstacles (judiciaires, administratifs, etc.) avez-vous dû surmonter pour faire avancer vos dossiers ?

É.D. : J’ai dit un jour, à propos du dossier Mauroy/Cohen-Solal, que je méritais la médaille d’or du saut d’obstacles. Ces élus, qui se croient au-dessus des lois, et se pensent infaillibles, multiplient les recours devant toutes les instances possibles, avec les meilleurs avocats… normal, c’est la collectivité qui paie [lire à ce sujet notre article « Le problème des élus qui se défendent en justice avec l’argent des contribuables »]. Moi, je paie moi-même mes procédures ! Si je prends comme exemple le dossier Mauroy/Cohen-Solal, j’ai dû, successivement, aller devant le Conseil d’Etat, devant lequel Mauroy avait déféré le jugement du Tribunal administratif de Lille. J’ai aussi dû « monter » jusqu’à la Cour de Cassation, puisque la Chambre d’instruction de Douai m’y avait contraint. Victoire sur toute la ligne, devant les deux plus hautes juridictions de France. Mais cela m’a coûté 10.000 euros et beaucoup d’énergie. Le plus grave, c’est lorsqu’un procureur classe un dossier, pour ne pas embêter le petit monde politique. Après tout on est entre soi, et la carrière des uns dépend en grande partie du bon vouloir des autres… et de la souplesse de l’échine du procureur.

O.C. : Diriez-vous que les responsables politiques corrompus bénéficient de complicités au sein de la presse, de la magistrature, de l’administration ?

É.D. : Si vous le voulez bien, nous allons les prendre les uns après les autres : la magistrature tout d’abord. Si vous entendez par là le monde la justice, les juges du siège et les juges d’instruction sont indépendants, car leur carrière ne dépend pas directement du politique. Je ne reviendrai pas sur ce que j’ai dit plus tôt concernant les procureurs, dont la carrière dépend directement du Garde des Sceaux. On a même vu un procureur important rendre deux ordonnances opposées dans un même dossier (celui des sondages de l’Elysée)… il est vrai qu’entre-temps, le pouvoir politique avait changé de couleur. Au sein de la presse, c’est plus diffus… vous avez ceux qui ne parlent que des turpitudes du camp d’en face, et ceux qui n’en parlent pas du tout. Puis vous avez des journaux qui font leur boulot, et qui mettent sur la place publique les infos qu’ils ont. Le sommet est atteint avec les journaux d’investigation, qui eux, font trembler le pouvoir et quelquefois l’obligent à agir (Mediapart et l’Affaire Cahuzac). Quant à l’administration, elle n’en peut mais ! Il n’est qu’à voir l’indigence des services préfectoraux de contrôle de légalité. Par exemple, à Lille, il se résume à 3,5 personnes… comment voulez-vous qu’ils puissent contrôler véritablement et efficacement les milliers d’arrêtés en tous genres émis par les collectivités ? Pis, en juin, ces services voient arriver des centaines de comptes administratifs, comportant chacun 120 à 150 pages (plus les annexes). Dès lors, le contrôle se résume le plus souvent à… un coup de tampon. Ils n’ont pas les moyens d’exercer véritablement leurs missions et pour les fonctionnaires au courant de délits au sein de leur administration, ils ont l’obligation de les dénoncer, au titre de l’article 40 du Code de procédure pénale, sous peine de… il n’y a pas de sanction prévue. Sans doute, le législateur a oublié, ou plus exactement a voulu créer un écran de fumée. Je ne risque rien à ne pas dénoncer, donc je ne dénonce pas !

O.C. : Le clivage « gauche-droite » est-il encore pertinent en matière de lutte contre la corruption et pour la transparence de la vie publique ? N’y a-t-il pas un esprit de corps de l’ensemble de la classe politique ?

É.D. : Les loups ne se mangent pas entre eux. On peut même dire qu’il se protègent les uns les autres. Parce qu’ils appliquent le principe du « je te tiens, tu me tiens par la barbichette ». Tous les partis, sans exception, ont leurs lots de casseroles, alors on ne va pas cracher en l’air… on se sait jamais où ça peut retomber.

O.C. : Quelles raisons vous ont conduit à quitter Anticor, que vous aviez pourtant cofondée ? Cette organisation est-elle aussi indépendante du pouvoir politique qu’elle le proclame ?

É.D. : J’ai quitté Anticor, dont j’ai été le premier trésorier national, car cette association n’est plus indépendante. Je ne sais si c’est parce qu’elle est devenue importante (après le procès Chirac), qu’elle est devenue un enjeu pour les politicards ou bien si c’est le fruit des amitiés politiques de certains de ses membres les plus influents. Sans doute un peu des deux. De plus, le fait que la ligne d’Anticor soit ballottée au gré des rencontres et des humeurs d’une ancienne présidente, fait qu’elle est difficilement audible. Pour parler clair : beaucoup de bla-bla et peu d’action !

O.C. : Vous avez ensuite fondé le Front républicain d’intervention contre la corruption (Fricc), avant de le quitter à nouveau. Ne préférez-vous pas, au fond, agir seul ? N’est-ce pas la clef du succès d’un lanceur d’alerte ?

É.D. : J’ai cofondé le Fricc avec des anciens d’Anticor, mais la parole que nous nous étions donnée entre nous a été trahie par l’un d’eux. J’aurais pu me battre pour faire changer les choses, mais j’ai préféré mettre mon énergie à me battre contre mes ennemis : les corrompus. Est-ce que la clef du succès d’un lanceur d’alerte est d’être seul, je ne le crois pas. Il est toujours plus intéressant de mettre en commun les compétences et les expériences des uns et des autres. C’est aussi un avantage, lorsqu’on a un coup de blues, suite à une mauvaise nouvelle sur un dossier. Une association reconnue, c’est aussi la possibilité de se porter partie civile, plus facilement, voire automatiquement. Et ce n’est pas un mince avantage !

Observatoire Corruption

Contribuables Associés contre la corruption et pour la transparence de la vie publique.