L’idée que la classe politique doit être « bien rémunérée » — c’est-à-dire, si l’on en croit le candidat à la primaire de la droite et du centre, très bien rémunérée — vient d’une autre idée, selon laquelle une rémunération élevée des hommes politiques les prémunirait de la corruption (ce dont, précisément, le livre de Christian Chesnot et Georges Malbrunot, Nos très chers émirs, prouve le contraire).
Ce livre était censé provoquer un véritable séisme, d’une magnitude encore supérieure à l’onde de choc déclenchée par les révélations de Mediapart sur Cahuzac en 2012. Et pourtant, passé un « buzz médiatique » bien éphémère, il n’a entraîné aucune démission, mise en examen, ni même explications des principaux responsables publics concernés. Si un livre a retenu l’attention, c’est plutôt celui des confidences/bourdes de François Hollande aux journalistes Gérard Davet et Fabrice Lhomme, alors que ses enseignements étaient, somme toute, bien plus anodins.
Car dans Nos très chers émirs (éditions Michel Lafon), deux autres journalistes, Christian Chesnot (France Inter) et Georges Malbrunot (Le Figaro) mettent en cause plusieurs responsables politiques de premier plan pour les faveurs que ceux-ci auraient sollicitées auprès des pétromonarchies du Golfe, notamment du Qatar, en échange de leur clémence envers ces régimes souvent accusés — à raison, d’après Chesnot et Malbrunot — de favoriser le terrorisme islamique.
La liste (non-exhaustive) des politiques épinglés par les journalistes est accablante : Jean-Marie Le Guen, Dominique de Villepin, Rachida Dati, Nicolas Bays, Nathalie Goulet, Jack Lang, Jean-Vincent Placé et Ségolène Royal.
Dans le cas de Le Guen (secrétaire d’État chargé des Relations avec le Parlement), accusé dans ce livre d’avoir négocié la bienveillance des parlementaires PS envers le Qatar contre rétribution, on serait, si ces accusations s’avéraient fondées, dans un cas de corruption, pour ne pas dire de haute trahison. Non seulement Le Guen refuse de s’exprimer, comme on le voit dans la vidéo ci-dessous où il est exfiltré in extremis par le Premier ministre, mais il a annoncé son intention de porter plainte contre les deux auteurs pour diffamation.
Chesnot et Malbrunot avaient opportunément placé toutes ces révélations dans le premier chapitre d’un ouvrage assez indigeste et manifestement édité à la hâte, qui traite davantage du soutien du Qatar et de l’Arabie saoudite au djihadisme que de la compromission de notre classe politique avec ces régimes peu recommandables. En insérant tous leurs véritables « scoops » dans le premier chapitre, ils s’assuraient que les rédactions parisiennes, habituées à survoler les livres, en retiennent au moins quelque chose.
Une classe politique très bien rémunérée
Si les accusations des deux journalistes ont été abondamment disséquées, commentées et analysées avant d’être oubliées par les grands titres de presse, les explications de Bruno Le Maire à ce phénomène sont largement passées inaperçues.
Le candidat à la primaire de la droite et du centre, copieusement cité tout au long de l’ouvrage, entend se distinguer d’une classe politique compromise, dont il affirme incarner le « renouveau ».
Au-delà du slogan facile, Le Maire ne « renouvelle » pourtant guère le discours politique, en énonçant des contre-vérités à deux reprises :
- p. 42, l’actuel député de l’Eure raconte que lorsqu’il était ministre de l’Agriculture (2009-2012), il avait été chargé d’accompagner cheikh Hamad (l’émir du Qatar d’alors) dans Paris, ce qui, soit dit en passant, semble bien éloigné de ses attributions de l’époque. À la fin de cette aimable promenade, le monarque lui a « fait cadeau d’une montre Patek Philip cerclée de diamants, d’une valeur de 85.000 euros » (cadeau qu’il dit avoir accepté avant d’en faire don à son ministère). Et Le Maire de s’écrier : « Vous imaginez, cela représente une année de mon traitement de député ! » Une affirmation que les journalistes n’ont pas pris la peine de vérifier. Cela leur aurait permis de se rendre compte que leur interlocuteur ne disait pas toute la vérité. En fait, ces 85.000 euros annuels, soit un peu plus de 7000 euros par mois, ne correspondent qu’à l’indemnité mensuelle (brute) du député. Si l’on ajoute la désormais fameuse indemnité représentative de frais de mandat (IRFM), 5770 euros mensuels que le député peut utiliser à sa guise et sans aucun contrôle ni imposition, on arrive à un montant de 12.870 euros brut par mois, soit 154.440 euros par an. En net, on est à un peu plus de 11.000 euros par mois, soit plus de 130.000 euros par an.
- à la page suivante, l’ancien diplomate poursuit son idée, en mettant en cause son concurrent à la primaire pour ses prestations tarifées à Doha : « Sarkozy, alors qu’il est président d’un grand parti politique, donne des conférences de 45 minutes qu’il facture 145.000 euros ! Il ne voit pas le problème. Dans quel autre pays démocratique accepterait-on qu’un président de parti fasse une conférence dans un pays étranger, payé par ce même État ? Il y a une forme de démission liée au fait que la France est un pays qui s’est appauvri, dont la classe politique est mal rémunérée. »
Les Français se sont en effet appauvris, mais la classe politique qu’ils financent par leurs impôts n’a, elle, pas vraiment à se plaindre. Est-on « mal rémunéré » à plus de 11.000 euros net par mois, soit près de sept fois le salaire médian ?
L’idée que la classe politique doit être « bien rémunérée » — c’est-à-dire, si l’on en croit Bruno Le Maire, très bien rémunérée — vient d’une autre idée, selon laquelle une rémunération élevée des hommes politiques les prémunirait de la corruption (ce dont, précisément, le livre de Chesnot et Malbrunot prouve le contraire).
Comme l’écrivait Contribuables Associés en janvier dernier (« La tarte à la crème du jour : “bien payer les élus pour éviter la corruption” ») :
Cette idée relève du sophisme car elle implique qu’il existerait une limite matérielle à la corruptibilité. Or, aucune limite de ce type n’existe : la minorité d’élus corruptibles ne sera pas arrêtée par le fait qu’elle est déjà généreusement rémunérée. Comme le dit le proverbe, l’appétit vient en mangeant.
L’appétit, chez Bruno Le Maire, est manifestement insatiable puisque, selon l’outil Integrity Watch de Transparency International France, le député, qui délaisse son mandat parlementaire depuis un an, met du beurre dans les épinards à côté : 46.400 euros par an provenant d’activités annexes.
Avec environ 180.000 euros par an (15.000 euros par mois), Bruno Le Maire ne devrait pas mourir de faim. Il devrait même, selon sa propre théorie, éviter d’être tenté par la corruption. Mais pas de prendre quelques libertés avec la réalité, apparemment.