Tour De France Corruption

Les éditions Grasset ont publié en octobre Le Tour de France de la Corruption. Les journalistes Jacques Duplessy et Guillaume de Morant s’y intéressent à la corruption du quotidien, celle qui ne fait pas la Une des grands titres de presse mais contribue tout aussi sûrement à la défiance des Français à l’égard des institutions. Un constat sombre, mais aussi la proposition de solutions d’avenir, convergentes avec les nôtres.

tour-france-corruption-jacques-duplessy-guillaume-morant-grassetEn 2015, c’était le Tour de France des contribuables. En 2016, c’est donc celui de la corruption !

Avec la multiplication des affaires ces dernières années (Cahuzac, Thévenoud, Guérini, Andrieux, Balkany, etc.) il devient difficile de suivre le train des nouvelles. Chaque semaine, c’est un nouveau scandale qui démontre de manière ambivalente que la corruption est très répandue en France mais également que le seuil de tolérance des Français s’est abaissé.

Mais au-delà des grandes affaires dont les rebondissements s’étalent sur les devantures des kiosques et les entrées des bouches de métro, il y a cette corruption du coin de la rue, qui fait peu parler d’elle mais n’en sape pas moins le « contrat social » censé unir les Français et leurs dirigeants publics et privés.

C’est à cette corruption ordinaire que se sont intéressés les journalistes Jacques Duplessy et Guillaume de Morant. Loin de relativiser la gravité des grandes affaires qui ont défrayé la chronique, leur enquête permet de comprendre que la « petite » corruption constitue l’écosystème dans lequel la « grande » peut survenir, et prospérer.

La délicate définition de la corruption

La première question qui se pose aux deux journalistes, comme à nous lorsque nous avons entrepris l’écriture du Livre Blanc de la Corruption (parution prochaine) est celle de la définition de la corruption.

Si l’on s’en tient à une définition purement juridique, voire judiciaire du terme, s’entend comme corruption l’ensemble des agissements illégaux de responsables publics et/ou privés impliquant l’octroi de financements ou de privilèges en échange de bénéfices, matériels ou électoraux.

On peut ainsi, dans cette définition étroite, parler de corruption active ou passive selon que l’on est du côté de la main qui donne ou de celle qui reçoit. Plus précisément, les corruptions active et passive sont complémentaires. Il ne peut y avoir de corrompu que s’il y a un corrupteur, et inversement, ce qu’illustrent notre logo et l’image jumelle sur la couverture de ce livre.

La corruption, dans cette acception, peut donc regrouper l’ensemble des pratiques illégales qui conduisent à un bénéfice indu pour l’une et l’autre des deux parties : prise illégale d’intérêts, trafic d’influence, détournement ou extorsion de fonds (publics ou privés), abus de confiance, fraude, concussion, favoritisme, blanchiment, tous ces délits concourent à une définition protéiforme de la corruption.

Cette définition juridique de la corruption, quoiqu’incomplète car limitée à ce que permet et ne permet pas une législation lacunaire, est celle dont sont partis les auteurs pour donner un caractère irréprochable à leur démonstration.

Un problème systémique

Le premier enseignement de ce livre, c’est que l’ensemble du territoire national est concerné. Bien que l’Île-de-France ou Provence-Alpes-Côte-d’Azur (notamment le département du Var) soient souvent citées dans les affaires de corruption, on constate que les autres régions ne sont pas en reste.

Si les deux auteurs prennent la précaution de dire dès l’avant-propos que la corruption est l’affaire d’une minorité, le lecteur ne peut s’empêcher de penser que c’est tout le système institutionnel qui est corrompu, au sens premier du terme, à savoir le pourrissement et la dégénérescence de ses fonctions vitales. La majorité d’élus probes et honnêtes n’empêche pas les institutions d’être infectées par le mal de la corruption.

Le paradoxe est que ce problème systémique se manifeste par des affaires impliquant des individus bien précis. C’est donc sur des affaires très personnelles que se sont penchés les deux auteurs, en prenant, cas par cas, les plus frappants de chacune des 13 nouvelles régions françaises, dans autant de chapitres, plus un dernier sur les départements d’Outre-Mer.

On découvre — ou retrouve — entre autres au fil des pages :

  • Feu Jacques Bouille, maire de Saint-Cyprien (Pyrénées-Orientales), retrouvé pendu dans sa cellule où il était en détention préventive ; il avait conditionné l’octroi de marchés publics dans sa ville au versement par les entrepreneurs d’une enveloppe, pour son profit exclusif ; par ailleurs, il faisait acheter par cette commune d’à peine plus de 10.000 habitants des œuvres d’art hors de prix, qui venaient embellir sa collection personnelle ;
  • Patrick Malick, ancien chef d’entreprise dans le BTP en Meurthe-et-Moselle qui, après avoir participé pendant des années à des ententes illégales entre entreprises lors des appels d’offres, a décidé de devenir lanceur d’alerte, s’attirant toutes sortes d’ennuis : voiture et maison incendiées, entreprise liquidée, procès à répétition…
  • Le sénateur-maire de Woippy (Moselle), François Grosdidier, qui, lorsqu’il était député, s’est fait rembourser deux fois ses frais de déplacement entre la Lorraine et Paris : une fois par la commune, une seconde par l’Assemblée nationale ;
  • L’ancien maire de Clamart (Hauts-de-Seine), Philippe Kaltenbach, condamné en première instance à un an de prison ferme, 5 ans d’inéligibilité et 20.000 euros d’amende en 2015 pour avoir accepté 6000 euros en échange de l’octroi d’un logement social en 2010, une transaction qui avait été filmée à son insu ; fin octobre, Kaltenbach a obtenu le report de son procès en appel pour corruption ; en tardant à faire citer le témoin qu’il avait chargé de produire la contre-expertise de la vidéo, Kaltenbach, désormais sénateur des Hauts-de-Seine, a donc obtenu que son procès en appel se tienne le 17 mai 2017, soit sept mois plus tard. Sept mois d’indemnité de sénateur en plus, cela fait environ 80.000 euros ; l’obstruction de la justice paie…

Car la première chose qui frappe, à la lecture du Tour de France de la Corruption, c’est le sentiment d’une justice à deux vitesses, avec des responsables publics qui se retrouvent de fait au-dessus des lois.

On assiste en effet, dans les affaires judiciaires impliquant des élus, à un véritable dévoiement de la présomption d’innocence, comme pour Sylvie Andrieux, citée par les auteurs, qui, bien qu’ayant été reconnue par deux fois coupable de détournement de fonds publics, en première instance puis en appel, s’est pourvue en cassation, un pourvoi suspensif qui lui permet de continuer à être député, avec les indemnités liées au mandat. Pourtant, sa condamnation en appel rend définitive sa culpabilité, la Cour de Cassation ne se prononçant que sur la forme et non sur le fond du dossier.

Lorsque les élus mis en cause sont à la tête d’une collectivité territoriale, ils bénéficient d’ailleurs de la « protection fonctionnelle », c’est-à-dire la prise en charge de leurs frais de justice par les contribuables. Duplessy et Morant citent plusieurs cas dans leur livre. Nous pouvons ajouter à leur liste ceux de Luc Jousse, Jacky Rey et Christophe Ferrari, respectivement maires de Roquebrune-sur-Argens (Var), Aigues-Vives (Gard) et Pont-de-Claix (Isère).

Le biais anti-secteur privé des initiatives anticorruption

Que faire face à cela ? Pages 149 et 150, Michel Charasse (maire de Puy-Guillaume, Puy-de-Dôme, de 1977 à 2010, devenu depuis conseiller constitutionnel), interrogé par les auteurs, propose d’attaquer la corruption au « nerf de la guerre » :

« Pour vaincre la corruption, il faut taper les corrupteurs au portefeuille. Il faut les ruiner, confisquer leur argent, saisir leurs belles villas et les grosses voitures, mettre des amendes dissuasives. La prison avec sursis, ça ne sert à rien ! »

On serait tenté d’applaudir des deux mains, si on ne relisait pas la citation une seconde fois pour voir que Charasse parle là des corrupteurs, et non des corrompus, Charasse désignant dans ce contexte les lobbyistes de la grande distribution qui proposaient en vain de le corrompre pour obtenir l’ouverture d’un hypermarché dans sa commune.

Il y a là un biais anti-secteur privé, que nous avons déjà noté dans l’affaire dite des « Panama Papers » ou lors des débats concernant la loi « Sapin 2 », qui ne considère la corruption que du point de vue des intérêts privés qui pourraient chercher à orienter les décisions publiques à leur profit, et non de celui des dirigeants publics, élus ou hauts fonctionnaires, dont l’appartenance à l’appareil d’État est censée garantir leur souci de l’intérêt général. Pourtant, les affaires se multiplient qui démontrent que le secteur public n’est pas plus immunisé contre la corruption que ne l’est le secteur privé.

Inéligibilité à vie des élus corrompus : une réforme incontournable

L’épilogue du livre propose « des pistes pour s’en sortir », dont plusieurs recoupent les propositions de Contribuables Associés depuis plusieurs années.

Les deux auteurs suggèrent d’abord un renforcement de la protection des lanceurs d’alerte, une demande de longue date d’organisations comme Anticor ou Transparency International France et qui n’a pas vraiment été satisfaite par la loi « Sapin 2 ». L’histoire de Patrick Malick racontée par Duplessy et Morant, mais aussi celle d’Éric Darques, lanceur d’alerte à Lille et auteur d’Au Nord il y avait les corrom… pus, montrent l’urgence d’une telle réforme.

À la toute fin de cet épilogue, les auteurs formulent des « recommandations pour l’élection des hommes politiques et la nomination des responsables publics », dont notamment :

Et les auteurs de conclure :

« La lutte anticorruption est un vaste chantier, elle demande une volonté politique et une mobilisation citoyenne, car les freins sont nombreux tant du côté des élus que des hommes d’affaires. »

La mobilisation citoyenne contre la corruption répond déjà présente, avec une floraison d’associations et d’initiatives ces dernières années qui ont notamment fait entrer l’expression « lanceur d’alerte » dans le vocabulaire courant, et dont ce livre, celui d’Éric Darques et l’Observatoire de la Corruption sont les exemples parmi de nombreux autres. La question est donc de savoir quand cette mobilisation citoyenne se convertira en volonté politique, manifestement défaillante aujourd’hui.

Observatoire Corruption

Contribuables Associés contre la corruption et pour la transparence de la vie publique.